Les violences de masse, de l’expérience au savoir
Résumés
Ce texte est l’introduction du numéro spécial de la revue Études arméniennes contemporaines consacré au thème « Le témoignage des victimes dans la connaissance des violences de masse ».
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Mots-clés :
violences de masse, génocide, témoignage, témoin, historiographie de la Shoah, littérature de la Shoah, historiographie du génocide arménien, Première Guerre mondiale, Seconde Guerre mondialeKeywords:
mass violence, genocide, testimony, witness, historiography of the Shoah, Holocaust literature, historiography of the Armenian genocide, First World War, Second World WarTexte intégral
1La pertinence de l’usage des témoignages de victimes en tant que sources pour l’étude et la connaissance des violences de masse qui ont marqué le xxe siècle a été fortement contestée jusqu’à un passé relativement récent. Elle a donné et donne encore lieu à des débats d’ordre méthodologique et épistémologique entre historiens, juristes, anthropologues et sociologues ou spécialistes des littératures de la Catastrophe. D’importantes différences existent d’une discipline à l’autre et au sein même de chacune de ces disciplines sur la conception de ce qui fait témoignage, sur le statut qu’il convient d’accorder aux témoignages de victimes et sur les usages que l’on peut en faire. À l’origine du projet ayant mené à ce nouveau numéro spécial d’Études arméniennes contemporaines, se trouve une interrogation sur les pratiques des historiens, par définition spécialistes de l’interprétation du document en tant que témoignage du passé, face à cette catégorie particulière que constituent les témoignages de victimes des violences de masse. En effet, lorsqu’il s’agit de documenter des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre ou des génocides, les témoignages des rescapés sont encore loin de faire l’unanimité au sein de la profession historienne. Pour autant, la question ne concerne pas uniquement les historiens. Elle vaut également pour toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, ainsi que pour le droit. Elle se pose dans un nombre non limité a priori de cas d’études de ces violences de masse.
2Le sens et les usages des termes « génocide » et « violence de masse », aussi bien que ceux de « victime » et « témoignage » posent évidemment question. Ils ne sont pas moins controversés et changeants, d’une discipline à l’autre, que le statut accordé aux témoignages de victimes. Le mot « génocide » est, au premier chef, emblématique de ce genre de débats. L’existence d’une définition légale internationale du génocide conduit à classifier et hiérarchiser les meurtres de masse du passé et ceux du présent. De ce fait elle est lourde de conséquences, non seulement dans le champ du droit international et à l’échelle politique ou diplomatique, mais aussi pour les individus. Plus récente et se voulant plus neutre, l’expression « violence de masse », en revanche, ne fait pas référence aux causes ou aux motifs des crimes qu’elle catégorise. Elle ne connaît pas de définition juridique. Les « violences de masse » se réfèrent à un large ensemble de crimes qui peuvent être perpétrés par un État ou par un groupement d’acteurs non-gouvernementaux, et qui forment un tout associant des formes de violences telles que le meurtre, le viol, la torture, les brutalités occasionnées par des transferts forcés de population, etc. Dans ce numéro spécial, nous avons souhaité donner une acception large aux « témoignages de victimes » et aux « violences de masse », avec le souci de stimuler des réflexions comparatistes. C’est à dessein que nous avons laissé ouverte la question de la différenciation entre violences de masse en général et génocide en particulier. La plupart des articles, entretiens et essais qui suivent analysent des cas de génocides, mais pas exclusivement, et la question de savoir si la production et la réception des témoignages de victimes des génocides diffère qualitativement de ceux qui concernent les violences de masse en général ne trouve pas ici de réponse tranchée.
3De manière analogue, l’usage qui est fait du terme « témoignage » dans les textes qui vont suivre est relativement large. Le sens commun du mot, pas plus que les usages courants historiens, ne le limitent en aucune manière à un certain type de sources ni ne se réfèrent exclusivement à des récits personnels, encore moins spécifiquement à ceux qui émaneraient de victimes de violences de masse. Cependant, les spécialistes actuels de la Shoah – c’est encore plus vrai dans le monde anglo-saxon – entendent généralement par « témoignage » l’expression du point de vue des victimes. La catégorisation de différents types de sources comme « témoignages » (tels que journaux intimes, mémoires personnels, dépositions judiciaires, entretiens enregistrés, filmés ou retranscrits, aussi bien que textes littéraires incluant prose et poésie) se fonde alors sur trois caractères constitutifs : en premier lieu, l’identité de l’auteur en tant que victime ; en second lieu, la nature autobiographique des textes ; en troisième lieu enfin, l’intentionnalité qui sous-tend la production de telles sources, lesquelles n’existent que parce que leurs auteurs ont choisi de raconter leur propre expérience afin de permettre que l’histoire de la Shoah soit écrite. Plusieurs contributeurs à ce numéro spécial mettent également en avant d’autres caractéristiques de ces sources que la catégorie unique « témoignages » ne laisse pas toujours transparaître. Ils soulignent ainsi l’attention qu’il convient de porter non seulement à l’auteur de la source, mais aussi au genre dans lequel elle s’inscrit, à la période et au contexte de sa production ou, dans le cas d’un récit, de son énonciation. En dépit de l’hétérogénéité de la catégorie de sources que constituent les témoignages de victimes de ces violences, ce numéro spécial entend porter une interrogation commune sur ce qui caractérise leurs usages. Comment expliquer la fragilité du statut de ces sources au regard des pratiques savantes sur la connaissance des violences de masse, mais aussi les fortes divergences qui peuvent exister à cet égard d’une discipline à l’autre ? Le traitement des témoignages de victimes dans les travaux des historiens des génocides du xxe siècle offre ici un point de départ à la réflexion.
4L’historiographie du génocide des Arméniens, par exemple, a longtemps privilégié les documents officiels et les sources diplomatiques ou gouvernementales, ou bien encore les témoignages de « tiers » tels que les missionnaires, les médecins ou les consuls étrangers présents en Anatolie pendant la Première Guerre mondiale. À l’inverse, les témoignages des victimes des massacres et des déportations n’ont sérieusement commencé à être considérés comme des sources dignes d’intérêt, de la part des historiens du génocide de 1915, qu’à partir des années 1990. Ceci s’expliquait par la difficulté d’accès à de telles sources, qui n’étaient pas toujours traduites et restaient encore en grande partie manuscrites, les principaux fonds d’archives rassemblant des témoignages de victimes arméniennes restant en grande partie inexploités. Mais on peut y voir également une forme de réticence à fonder une analyse historique objective sur des sources qui, de par leur provenance, semblaient frappées du sceau de la partialité de la victime et de son expérience vécue des événements qu’elle relatait. Le statut des témoignages de victimes était précaire dans un contexte de déni triomphant où les historiens du génocide arménien restaient captifs de l’obligation d’établir l’intentionnalité et le caractère organisé des tueries, c’est-à-dire de répondre en permanence à l’injonction de la preuve. Dans ce contexte, la parole du rescapé, même saisie par l’écrit très peu de temps après les faits, ne semblait pas pouvoir restituer fidèlement l’événement. Elle paraissait forcément altérée par la nature des épreuves traversées qui rendait la victime incapable de dresser un récit ordonné et vérifiable. Mais les travaux des spécialistes, essentiellement fondés sur des archives officielles, se limitaient eux-mêmes à une analyse générale des circonstances politico-militaires et de la conduite du génocide. C’est en définitive l’étude des témoignages des victimes qui a permis de dépasser cette approche superficielle et de comprendre la mise en œuvre concrète du génocide sur le terrain. En rendant possible l’ébauche d’une micro-histoire de la destruction des Arméniens de l’Empire ottoman, l’exploitation des témoignages de rescapés a ouvert la porte à un renouvellement considérable de l’historiographie de ce génocide.
5Au-delà du cas arménien, la question du statut du témoignage et de son exploitation se pose pour l’ensemble des études portant sur des violences de masse, qu’il s’agisse des pogroms commis en Europe de l’Est du début du xxe siècle, du génocide des juifs et des Tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale, des meurtres de masses perpétrés au Cambodge entre 1975 et 1979, du génocide des Tutsi du Rwanda en 1994, des crimes commis au cours de conflits récents comme dans l’ex-Yougoslavie et en Tchétchénie, mais aussi lors de certains épisodes de répressions coloniales ou dans les dictatures d’Amérique latine. L’historiographie de la Shoah, hormis en Israël, n’a elle-même que tardivement intégré les témoignages des victimes et survivants, notamment avec les travaux de Saul Friedländer, à partir des années 1990-2000. Avant cette période, les historiens anglo-saxons et ceux de langue allemande s’en étaient tenus à la position incarnée principalement par Raul Hilberg, selon laquelle les témoignages de survivants étaient moins fiables que les documents issus des nazis, parce qu’ils contenaient davantage d’inexactitudes factuelles. L’historien allemand Martin Broszat, dans sa correspondance rendue publique avec Friedländer à la fin des années 1980, alla encore bien plus loin que Hilberg en reléguant le témoignage de survivant au simple rang de « mémoire mythifiée » et en déclarant qu’il ne pouvait contribuer en aucune manière à l’« historicisation » du passé national-socialiste. Même pour les historiens qui ne partageaient pas le dédain affiché par Broszat, les sources juives de cette période semblaient n’apporter que peu d’éclaircissements sur les questions majeures qui les préoccupaient telles que l’évolution des politiques nazies envers les juifs, les motivations des bourreaux, ou encore les attitudes ordinaires des Allemands face à l’antisémitisme d’État mis en place sous le iiie Reich.
6Aujourd’hui cependant, l’étude de la destruction des juifs d’Europe ne se contente plus de donner la primauté exclusive aux sources bureaucratiques. Elle n’aspire plus seulement à démonter la mécanique de ce génocide, mais aussi à comprendre et expliquer l’expérience de l’anéantissement. Les spécialistes utilisent pour ce faire toutes sortes de témoignages disponibles, dont des lettres, des journaux intimes, des dépositions de rescapés, mais aussi des écrits de nature plus littéraire ou même la poésie. À ces évolutions s’ajoute l’impact tout aussi substantiel que le renouvellement des approches historiennes en général a eu sur l’historiographie de la Shoah. L’importance de l’histoire culturelle et des memory studies a éveillé l’intérêt pour de nouveaux domaines de recherche et entraîné un changement prononcé dans la manière dont les historiens se saisissent des notions d’objectivité et de subjectivité, ainsi que dans l’attention qu’ils accordent à la nature construite des sources, indépendamment du type auquel elles se rattachent. Plus généralement, comme Annette Wieviorka l’a pointé avec force dans sa réflexion sur l’avènement de « l’ère du témoin », la déférence accordée de nos jours aux survivants de la Shoah et l’intérêt pour leur expérience de la période de la Seconde Guerre mondiale ont partie liée avec un phénomène culturel qui excède largement le champ du discours académique et transcende les frontières nationales. L’un des objectifs de ce numéro spécial est, précisément, de se demander dans quelle mesure cette réflexion peut-elle être transposée à l’analyse d’autres mémoires de violences de masses.
7Les questions posées sont ici transversales et nullement réservées à un domaine particulier des savoirs ni à une forme ou encore moins un cas spécifiques de ces violences. Elles appellent donc une réflexion comparée envisageant la diversité des cas de figures, des terrains et des approches disciplinaires. Il s’agit d’interroger en particulier le statut historiographique des témoignages de victimes et la multiplicité de leurs réceptions et de leurs usages au cours du siècle écoulé. Au-delà du seul champ historien, et en conviant l’ensemble des disciplines des sciences humaines et sociales à cette réflexion, il s’agit aussi de souligner l’apport spécifique de ce type de matériaux émanant des victimes à la connaissance d’une expérience de la Catastrophe, en intégrant à l’étude de ces violences l’analyse des enjeux personnels et collectifs qui président à l’acte même du témoignage. Là réside l’une des incompréhensions persistantes entre l’analyse des spécialistes de littérature et celle des historiens notamment, ces derniers ayant tendance à ne chercher dans le témoignage que de nouvelles informations ou données objectives, quand la littérature et la poésie offrent également des possibilités infinies à l’expression même du témoignage.
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8Une partie des textes qui suivent s’intéressent prioritairement aux témoignages énoncés à chaud après les événements qu’ils rapportent (early testimonies), notamment après la Grande Guerre et la Seconde Guerre mondiale. Quel statut leur donner par rapport à d’autres témoignages qui ont commencé à faire surface plusieurs années, voire plusieurs décennies après les faits relatés, comme dans le cas des dizaines de milliers de témoignages rassemblés par la fondation créée par Steven Spielberg aux États-Unis au milieu des années 1990 ou dans le cas des témoignages produits dans le contexte d’un procès ou celui d’une commission de vérité et réconciliation ? Les témoignages recueillis à chaud pourraient être privilégiés par rapport à ces témoignages tardifs aisément suspectés de reconstruire le vécu en fonction des sollicitations et des considérations du présent, avec toutes les déformations que l’éloignement par rapport aux événements relatés est susceptible d’apporter. Mais en réalité la distinction ne semble pas aussi simple. Les entreprises de « collectes » de témoignages de victimes ou de tiers sur ces violences de masse, déjà engagées au début du xxe siècle au sujet du génocide arménien, des pogroms d’Ukraine, des crimes de guerre allemands en Belgique ou du génocide des Herero et des Nama dans la colonie allemande du Sud-Ouest africain, sont autant d’exemples révélateurs de ce que la constitution de fonds d’archives, la conservation et la transmission de témoignages de victimes, même lorsqu’elles se font immédiatement après les faits, ne sont pas des opérations neutres. Elles dépendent directement de la politique des acteurs impliqués – qu’il s’agisse d’États ou d’organisations indépendantes – et des buts poursuivis à l’heure de faire juger les criminels et d’obtenir des réparations ou de punir un État ennemi. Plus près de nous, après le génocide des Tutsi perpétré au Rwanda en 1994, les collectes successives de témoignages de la part d’organisations non gouvernementales mais aussi, dans les années qui suivirent, dans le cadre judiciaire, continuent à inviter à la réflexion sur le statut des témoignages de victimes et les rapports qu’ils sont susceptibles d’entretenir avec un savoir à vocation scientifique.
Pour citer cet article
Référence papier
Alexandra Garbarini et Boris Adjemian, « Les violences de masse, de l’expérience au savoir », Études arméniennes contemporaines, 5 | 2015, 7-13.
Référence électronique
Alexandra Garbarini et Boris Adjemian, « Les violences de masse, de l’expérience au savoir », Études arméniennes contemporaines [En ligne], 5 | 2015, mis en ligne le 15 juillet 2015, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/eac/728 ; DOI : https://doi.org/10.4000/eac.728
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